Se déposséder de la douleur chronique

Bel horizon de fin de siècle

« Plus personne ne doit souffrir ! ». Le scoop remonte aux années 1990. Philanthropisme ou opération marketing ? J’en discuterai dans un article complémentaire. Les gens sont incités à se déposséder de leur douleur, l’apportent chez le médecin. Dans l’attente, confiants, qu’il la réduise en cendres. Quelques traces auraient été conservées entre les pages d’un carnet médical, en souvenir, et afin de pister ses éventuelles renaissances.

Les gens seraient repartis entièrement allégés d’un énorme poids… du poids de la vie ? Et derrière elle, dans l’ombre, du spectre de la Mort ? Celle qui ajoute l’insupportable douleur morale à la physique. La Mort, grand juge de la réussite de nos vies.

Parler de ‘dépossession’ pour une disparition de la douleur, est-ce provocateur ? Pour juger de ce que nous perdons, commençons par la plus élémentaire des questions :

Qu’est-ce que la douleur physique?

La douleur est une information aussi désagréable qu’essentielle à notre organisme. L’insensibilité congénitale à la douleur est une maladie raccourcissant gravement l’espérance de vie. L’information ‘douleur’ transite des terminaisons sensibles à la conscience. Elle traverse plusieurs étages de traitement, biologiques, réflexes, interprétatifs, conscients. Chaque étape peut être pathologique.

Le terme ‘pathologique’ est utilisé surtout pour les premiers étages. La physiologie de la douleur, biologique et neurologique, est assez proche d’un humain à l’autre. Pas complètement. La génétique provoque déjà des variations de sensibilité. Mais la similitude est suffisante pour établir une ‘normalité’, donc des écarts pathologiques.

Traitement psychique, culturel et social

En grimpant la pyramide de traitement du signal douloureux, les différences s’accentuent entre individus “normaux”. Leur éducation n’a pas formé les mêmes réflexes. Hygiènes de vie contrastées. Les cultures tiennent parfois des discours opposés sur la douleur. Et surtout, le niveau de protection sociale peut dégrader ou valoriser le statut de douloureux. Catastrophe pour certains, retour en grâce pour d’autres.

Parvenue à l’étage conscient, il est délicat de dire la douleur ‘normale’ ou ‘pathologique’. Cela implique de juger la résistance de la personne à la douleur, sa moralité, son histoire personnelle, les bénéfices secondaires qu’elle en tire. Le médecin bascule d’un diagnostic de maladie à de personnalité. Ce n’est pas ce que le patient est venu chercher. Il s’en offusque. Revient rapidement à la présentation de ses symptômes. « Débarrassez-moi de ma douleur, le reste ne concerne que moi ! ».

Nociceptif et neuropathique

Demande facile à satisfaire pour une douleur nociceptive (liée à un dégât physique). Un simple comprimé de paracétamol est déjà efficace. Malheureusement les douleurs ne sont pas toutes nociceptives. Aucune ne l’est exclusivement. Et les douleurs chroniques le sont très peu. La part ‘excitation des capteurs sensoriels’ est devenue insignifiante. C’est le traitement neurologique qui est perturbé.

La tâche du spécialiste de la douleur chronique est de monter dans les étages. Enquêter sur le traitement de la douleur de son patient, étape après étage. Il le fait volontiers jusqu’aux voies dites ‘centrales’ de la douleur, car il dispose encore de drogues efficaces. À cet étage la douleur est appelée neuropathique. Plus rien n’est visible au site de la douleur. Par contre l’éloquence du malade est grande. Il décrit brûlures, fulgurations, contractions, fourmillements, peau cartonnée, insensibilité contrastant avec une hyperesthésie au contact, etc. Un univers de sensations désagréables dont la personne a du mal à sortir. Elle peut en parler des heures si elle trouve une oreille attentive. Se sent négligée si le médecin l’interrompt trop vite.

Enlevons les gros sabots

L’étage neuropathique ne signe pas la fin de l’enquête sur la douleur. Malheureusement, plus haut, elle devient conflictuelle, mal codifiée, très dépendante de l’empathie du médecin et de sa délicatesse à mettre les pieds dans les endroits intimes de la psyché.

Trop de thérapeutes ignorent un précepte élémentaire : Quand la douleur a eu une origine physique, qu’elle a démarré sur un endroit précis du corps, c’est par là qu’il faut entrer chez le patient. Même quand la souffrance se pérennise entièrement dans la psyché. La personne, en présentant ses symptômes, tient la porte ouverte à cet endroit, et ferme souvent toutes les autres.

Prenez ce que l’on vous tend

Conséquence pratique : difficile de grimper dans la psyché sans être un bon médecin physique ! Des techniques basiques de contre-stimulations antalgiques sont indispensables. Beaucoup de spécialités gravitant autour de la douleur en proposent : ostéopathie, acupuncture, mésothérapie, physiothérapies chez les kinésithérapeutes. Raison pour laquelle les douloureux se livrent plus facilement chez ces thérapeutes que chez les prescripteurs de cachets.

Nous en arrivons aux étages supérieurs : la conscience de la douleur. Les psychotropes sont une aide très médiocre. Ils barrent plutôt l’accès. En étant un refuge facile qui dissuade de faire la grimpette, autant le médecin que le patient. Et en rendant confuse la conscience du principal intéressé. Elle devient moins performante pour examiner sa vie passée, son destin, le retentissement de la maladie.

Quel discours tenir à cette conscience ?

Je suis en plein dedans, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ! L’article est trop compliqué pour vos pieds 😉 La conscience d’un douloureux chronique a une très mauvaise opinion de la douleur. Elle doit se convaincre à nouveau de l’intérêt indéfectible du signal pénible.

Il est vital pour notre physiologie corporelle de maintenir une fourchette de stabilité. Les signaux sensoriels assurent une réponse correcte aux incidents, accidents, agressions extérieures. Tous sont importants. La douleur fait partie des alertes élémentaires. C’est une information quantitative certes (le médecin l’évalue avec une échelle de 1 à 10), mais aussi qualitative : La douleur a différentes “saveurs”, provient d’endroits différents, a une histoire. Moins complexe que les images visuelles, c’est une information plus facile à traiter efficacement. Le plus fruste des animaux en est capable. Survit grâce à la douleur. Signal décisif dans le comportement, quand une foule de choix se présente constamment. Davantage qu’empêchement, elle est sélecteur de l’action. Se priver d’une information aussi essentielle est se mettre un bandeau sur les yeux.

Refaire du tyran un serviteur sophistiqué

Évaluer la douleur avec une réglette graduée de 1 à 10 est trop réducteur. La personne qui l’éprouve perçoit une riche palette de ses variations, selon d’infimes changements de posture, d’orientation des mouvements, d’habitudes corrigées, d’alternances d’un côté à l’autre, de réentraînement aux efforts. Elle doit être encouragée à affiner ces perceptions, pas à la réduire à un chiffre ou un questionnaire.

Le plus difficile est de s’approprier l’enquête sur les étages psychiques de la douleur. Ressentie comme des coups de boutoir contre l’identité personnelle. Ce n’est pas faux. Mais si le corps a cicatrisé ou retrouvé la santé, qu’il n’est plus directement responsable de cette douleur intolérable, ne mérite-t-il pas un psychisme qui lui corresponde ? Notre identité est dans ce corps également. Une perception inappropriée de la douleur l’agresse, le détériore. La conscience est un arbitre. Chargée de dire qui a tort ou raison de se plaindre. Ne pas s’enchaîner dans une perception altérée.

Le rétro-contrôle à la place de l’agression

Une preuve convaincante de l’étagement de la douleur est l’analgognosie ou asymbolie à la douleur. La personne perçoit la douleur mais n’en ressent pas la composante affective. Ni agréable ni désagréable, l’information n’est plus incitative. Connexions perdues aux étages supérieurs, dans les réseaux de l’insula et du cortex pariétal. Faut-il proposer aux douloureux chroniques la destruction de ces connexions, une agression corporelle caractérisée ? Ou encourager la conscience à améliorer son rétro-contrôle ?

Notez que je n’ai pas dit ‘contrôle’. Une douleur n’est pas contrôlable. Ce serait nier son existence. Impossible. Même si elle n’a plus d’origine physique, ou plus guère, son intensité mentale est bien réelle. Constitutive de l’expérience consciente du douloureux. Aucun espoir de l’éjecter. Il faut accepter sa présence.

Le rétro-contrôle est autre chose. La conscience peut changer le poids de ses contenus. Elle le fait grâce à sa propriété caractéristique : l’attention. L’attention renforce la présence d’un contenu mental et amenuise les autres. Réduire l’impact d’une célébrité telle que la douleur n’est pas facile. Il faut la présence de challengers tout aussi émouvants.

Deuxième précepte fondamental

La douleur chronique ne se traite pas avec des anti-douleurs mais avec des plaisirs concurrentiels. La vie des douloureux est désertée par les autres sensations. L’attention est entièrement consacrée au signal douloureux. Qui décide tout. Qui évite toute entreprise. Sous prétexte qu’elle pourrait s’amplifier ? La passivité ne la fait jamais disparaître. La passivité se révèle ainsi comme alliée de la douleur. Elle inclue les actions inutiles : prendre un médicament inefficace, décrire pour la millième fois le même symptôme, épuiser la patience des proches, engueuler le médecin impuissant !

Reprendre contact avec les plaisirs, c’est déjà se les autoriser. Le douloureux se les permet-il ? A-t-il une assez bonne opinion de lui-même ? De quel placard doit-il s’extraire ? De quelles étiquettes désastreuses doit-il se décrocher ?

Les centres ‘douleur-autrement’

Les centres anti-douleur ont bien compris la nécessité de sensations alternatives. Ils ont élargi le spectre de la prise en charge : musicothérapie, art-thérapie, gymnastiques douces, thérapie de groupe. L’hypnose ? Quand l’attention n’arrive pas à se détourner de la douleur, mieux vaut l’effacer.

Néanmoins la médecine arrive vite à ses limites en matière de fourniture de plaisirs. Les cabinets ne sont pas des lupanars. Les milieux associatifs sont le relai indispensable de la prise en charge. Retrouver des qualités à sa douleur c’est la socialiser, la comparer, la philosopher, la juger plus dramatique chez des gens physiquement ou psychiquement plus délabrés que soi.

Et trouver parfois une passion différente autour de la douleur, en la prenant en charge chez les autres. Les grands blessés font les futurs grands soignants.

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