Au fond d’une impasse diagnostique

Monsieur V. a-t-il une polyarthrite?

Patient vu cette semaine, monsieur V. Il vient de déménager en Nouvelle-Calédonie. Diagnostic de polyarthrite rhumatoïde fait en France par un éminent collègue. Hâtif ? Les traitements ne fonctionnent pas, sont vite arrêtés pour effets secondaires marqués. Et surtout: aucun symptôme clinique de polyarthrite, seulement des douleurs multiples et pas d’anomalie visible.

Le diagnostic a été fait sur ces douleurs exubérantes depuis plusieurs années et un facteur rhumatoïde positif. Modérément positif, sans syndrome inflammatoire. Les anomalies auto-immunes dont fait partie ce facteur (présence d’anticorps dirigés contre nos propres cellules) sont fréquentes à taux faible. Il n’est pas évident pour nos leucocytes, braves policiers qui guettent les indésirables à l’intérieur, de repérer les dizaines de milliers d’antigènes autorisés au milieu des centaines de milliers qui peuvent arriver de l’extérieur.

Le coup de frein est brutal

Des traces d’auto-immunité sont donc banales, inoffensives tant qu’elles ne déclenchent pas une mobilisation étendue des lymphocytes tueurs. La positivité du test de ce patient est, isolément, seulement un risque de développer une vraie polyarthrite évolutive, dont il ne présente aucun signe actuellement.

Mais monsieur V. ne l’entend pas ainsi. Je viens de lui refuser l’existence d’une maladie chronique et potentiellement sévère, parfaite étiquette pour ses douleurs insupportables. N’aurait-il rien de grave ? Inconcevable.

La polyarthrite n’est pas difficile à traiter

Patient, je lui explique que les polyarthrites sont des maladies aujourd’hui faciles à soigner pour le rhumatologue. Les paliers de traitement successifs permettent de juguler la quasi totalité de ces affections. Les polyarthritiques mènent en majorité une vie normale. Douleurs absentes ou discrètes, et quand elles persistent, les tests en montrent immédiatement la raison. Les jointures gonflées confirment.

Aucun rapport avec l’état douloureux hautement insupportable de monsieur V, associé à des articulations normales. Son corps, mieux informé que sa conscience de la normalité biologique, a refusé tous les poisons inutiles qu’on a voulu lui injecter. Les effets secondaires systématiques montrent surtout le néant de bénéfice, et la conviction au moins inconsciente de monsieur V. que ces traitements ne servent à rien.

Une conscience rebelle

Seule la conscience n’est pas au courant. Comment peut-elle se tromper à ce point ? Elle s’est engagée dans un constat : « Ce corps très inconfortable a forcément une maladie sévère ». Diagnostic pré-supposé dont elle cherche confirmation auprès de médecins dociles et bien sûr de l’immense océan d’informations disponible sur le net.

Monsieur V. confirme en m’envoyant par mail, quelques jours plus tard, une longue dissertation et pas moins de 15 fichiers joints sur la polyarthrite rhumatoïde, destinés à étayer son auto-diagnostic. « Vous voyez bien ! Partout il est confirmé que j’ai toutes les chances d’avoir cette maladie ! »

Mais il ne l’a pas. Et peut-être n’est-ce pas une chance, puisque la polyarthrite est facile à soigner. Il souffre, vous l’avez peut-être deviné, d’une fibromyalgie, pathologie autrement plus coriace mais dépourvue de toute menace vitale. Elle fait l’objet d’un article séparé sur ce blog.

Quelles erreurs ont conduit monsieur V. dans l’impasse?

Il ne s’agit pas, pour lui, de simplement changer un diagnostic pour un autre. L’impasse est bien plus profonde. Comment faire demi-tour, étroitement entouré par les murailles de la polyarthrite, dont le faîte se perd dans les espaces infinis des réseaux ? Reculer sans voir, sans en comprendre la raison ? Impossible pour monsieur V, persuadé qu’il n’existe qu’une seule réalité, que la sienne est l’universelle. C’est sa première erreur.

Les murailles sont factices. Elles n’existent que pour lui. Il a enfilé une camisole sur un corps qui n’en peut plus de cette contention inutile. Qui a envie de vivre pleinement. Qui réclame à sa conscience moins d’appétit pour les examens et les médicaments, et plus de discernement.

De la difficulté à faire confiance à son corps

Le problème de communication entre le corps et la conscience de monsieur V. a une cause simple : la seconde a formé une image méchamment faussée du premier. Image de mécanisme délicat, fragile, exposé à tous les dysfonctionnements, nécessitant des soins attentifs car inapte à se réparer seul.

Cette image est aussi fausse que son opposée, un corps qui encaisserait sans broncher toutes les intoxications volontaires, drogues, tabac, sucre etc. La vérité est en plein milieu : l’organisme est une auto-organisation qui cherche toujours à revenir dans une fourchette d’équilibre. Il informe son système nerveux central des comportements favorables par une grande richesse de signaux.

Laisser les réflexes agir

La meilleure façon de rester en bonne santé est simplement d’éprouver ces informations et les laisser agir, sans interprétation supplémentaire. La faim nous indique quand manger, le goût comment sélectionner les aliments. Informations traitées aux échelons inconscients, pour la plupart. Aucun besoin d’y prêter attention. Imaginez qu’il faille coordonner consciemment les centaines de milliers de minuscules influx qui renseignent sur les positions articulaires, le tonus tendineux et les ordres consécutifs à envoyer aux innombrables fibrilles musculaires, avant de bouger !

Un corps en santé permet de rêver toute la journée, si quelqu’un vous remplit l’assiette. Mais nos rêves diurnes, aujourd’hui, ont fait place au surf sur les réseaux d’information. Boulimie d’abstractions à propos du corps dont se bâfre la conscience. Elles éjectent les réflexes naturels patiemment installés depuis la naissance. Dommage. Ces réflexes sont moins sophistiqués certes, mais incomparablement plus personnalisés. Une connaissance intime se voit remplacée par un savoir général. Deuxième erreur, plus grave.

Si monsieur V. éprouvait ses sensations sans les interpréter, il saurait intimement qu’il n’a aucun dérèglement de type polyarthrite. L’interprétation constitue un écran opaque à ses perceptions. Elle se forme de manière purement abstraite et non physique. La douleur est dépouillée de toute sa richesse de contenus par son intensité en conscience, qui la réduit à « j’ai (insupportablement) mal ».

Dérive civilisationnelle

Au fond de son impasse, monsieur V. croit fermement être dans la bonne direction. Car il est toujours possible, aujourd’hui, de trouver un panneau qui le confirme. Tellement multipliés sur les réseaux qu’il est facile de choisir celui qu’il nous faut. Le net est un marché d’informations où nous faisons nos courses selon notre goût. Marchands favoris, influenceurs, ils orientent à partir d’une idée chez nous du nécessaire. Frigo et placards ne sont pas remplis au hasard. La vision du monde à laquelle nous nous sommes ralliés guide nos choix.

Cette manière de faire ses courses, en matière d’information, conduit directement au conspirationnisme. Le résultat de la recherche est déjà en tête. Seules les interprétations qui le confirment sont retenues. Les données brutes ? Impossibles à traiter. Moins accessibles, trop disséminées, défaut d’expertise qui devient criant (qui sait repérer un biais statistique dans les données amassées?).

Le conspirationnisme, rappelons-le, n’est pas mettre à jour un vrai complot (lanceur d’alerte). C’est s’accrocher à une interprétation unique et voir toutes les autres comme des conspirations contre « sa » vérité. Elle gagne dans les films de fiction, qui flattent nos fantasmes. Rarement dans la vraie vie. En matière de maladie, la personne cherche à faire coïncider le diagnostic avec l’image de soi et d’une santé idéalisée. Elle connaît le résultat avant de faire attention aux données, les recalibre en ce sens.

La vulnérabilité du douloureux sur les réseaux

Ce biais est facilité quand la douleur est le maître symptôme. La douleur intense est une donnée brute, aveuglante. Elle fait écran à la finesse de perception. La conscience devient incapable d’accéder au détail des sensations. Cet écran opaque cause la cécité de monsieur V. et le rend vulnérable aux multiples influences du net. Interprétations déconnectées des données corporelles. Celles utilisées sont statistiques ou appartiennent à des étrangers porteurs des mêmes symptômes. En conscience s’installe n’importe quelle fantaisie, plutôt celle qui satisfait l’image de soi. Elle finit de gommer les perceptions contradictoires, spectres impuissants derrière la fulgurance de la douleur.

C’est un lieu commun de dire que la douleur empêche de réfléchir. Mais dans sa forme chronique c’est pire : la réflexion n’est plus connectée à ses données essentielles. Les psychologues spécialisés favorisent la reconnexion en faisant verbaliser la douleur: Décrivez-la. Quelles sont ses nuances ? À quoi la compareriez-vous ? Si vous en faisiez une fable, quel serait le début et la fin ? La douleur du patient redevient « la sienne » et non la reproduction de celles lues ou entendues ailleurs.

Expérience par la personne et diagnostic par le collectif

La connaissance d’une maladie a deux facettes : personnelle et collective. La personnelle est primordiale. Un bon médecin peut faire un diagnostic que le malade éprouve comme faux. Ce dernier a souvent raison car cette expérience directe est irremplaçable. Le diagnostic devrait la confirmer plutôt que la contredire. Non partageable avec le médecin, elle mérite aussi d’être verbalisée. Malheureusement l’inexpérience du malade et sa difficulté à se confronter au discours technique du médecin font obstacle.

Situation qui se raréfie, remplacée par l’excès inverse. Le patient se fait concurrent du médecin plutôt qu’expression de ses données sensibles. Véritable compétition pour le diagnostic ! Qui a peu de chances de confirmer les espoirs du patient.

La facette collective de la connaissance, en effet, ne se mesure pas en heures de surf ou de lectures. La médecine n’est ni une accumulation de données de santé, ni la première conclusion qui vient à l’esprit. C’est, parmi les possibles, trouver la plus adaptée à chaque cas. Plus l’aspirant médecin enchaîne les diagnostics et les vérifie, plus il améliore son algorithme personnel. Devient expérimenté. Une histoire sans générique de fin.

Le praticien, un artiste?

Je tente une analogie osée avec Botto, l’IA artiste qui finit par gagner des millions de dollars. Pas avec ses premières oeuvres. Il a fallu un long entraînement et la supervision d’un public humain pour que sa production numérique fascine. Le médecin émérite a une histoire semblable : premiers diagnostics incertains, soumis au verdict des bilans complémentaires et tests thérapeutiques. Jusqu’à l’oeil sûr, le cerveau aiguisé, l’expert que tout le monde veut consulter.

La connaissance médicale n’est pas une collection de données mais une arborescence de pensée que même l’apprenti le plus doué mettra des années à s’approprier. Chaque signe a un poids spécifique dans chaque contexte et fait prendre un embranchement.

Préciser le cas individuel par le regard complexe

Complexité qui n’apparaît nullement dans les études générales et statistiques disponibles sur le net. En faire une synthèse cohérente est déjà un travail difficile, hors des compétences d’un youtubeur dépourvu de formation spécifique. Mais l’appliquer à une histoire personnelle est impossible. Les chercheurs eux-mêmes, à l’origine de ces études et moins disponibles pour consulter, apprécient les discussions avec les soignants, pour vérifier que leurs conclusions ne sont pas contradictoires avec la vraie vie.

C’est la dernière erreur de monsieur V, corollaire des précédentes : confondre la connaissance personnelle et collective de sa maladie. Erreur dont les médecins ne sont pas à l’abri ! Ils font couramment des diagnostics fantaisistes sur eux-mêmes qu’ils n’auraient pas fait sur d’autres ! Mieux vaut scinder les rôles de malade et de juge. Ici monsieur V. n’est pas un bon malade parce que coupé de ses sensations fines, et mauvais juge parce que disputant le rôle à plus expert que lui.

On fait demi-tour quand on est seul, mais peut-on l’être encore aujourd’hui?

Il a donc très peu de chances de s’en sortir. Devrais-je lui faire lire ce post ? Piètre initiative quand il est encore à forcer le chemin dans son impasse. Le coût du demi-tour est trop élevé. Tous ces proches à qui il faudrait annoncer l’absence d’une maladie universellement reconnue, après en avoir fait l’un des centres de sa vie. Monsieur V. va s’acharner, chercher ailleurs confirmation de sa polyarthrite.

Dans sa situation il faut parfois des années pour que la mobilisation radicale de la conscience retombe, qu’émerge le constat d’être réellement dans une impasse. Monsieur V. fera demi-tour quand plus personne ne lui ordonnera de le faire. Encore faut-il lui avoir signalé qu’il est dans la mauvaise direction. Mon rôle s’arrête là.

*

Laisser un commentaire