Mal de dos, la faute aux chaussures ?

Abstract: Nouvelle victime de la religion du retour au naturel : la chaussure, accusée à présent de tous les maux… de dos. Il faudrait la bannir et remarcher pieds nus, scandent les ayatollahs de la santé, brandissant des études médiocres inadaptées à nos variations individuelles. Quelle chaussure choisir ? Laissez vos pieds décider plutôt qu’une tête encombrée de foutaises.

« Mal de dos, la faute aux chaussures »

La lecture de ce titre dans Sciences et Avenir d’octobre 2023 me laisse terrifié. La santé dans les médias s’ayatollise de manière affolante. Voilà jeté à la poubelle un accessoire qui a accompagné efficacement les évolutions culturelles de l’humanité depuis la nuit des temps. Certes il y a bien une croisade à mener en rapport avec la chaussure, c’est sa soumission à la mode. Critiquons sans réserve les prisons étroites proposée au pied féminin pour le rendre plus esthétique. Jetons nos claquettes, compagnes les plus cooools inventées à nos pieds, qui ont effectivement pour conséquence de les amollir et les transformer en flaques étalées sous nos chevilles. Mais faire de la chaussure le principal coupable du mal du dos ! Hervé Ratel, l’auteur de l’article, nage en plein délire.

Après avoir cité en une petite phrase les facteurs essentiels du mal de dos, sédentarité, station assise, manque d’activité physique et surpoids, il veut nous convaincre que le principal coupable est en réalité la chaussure moderne. Comme tous les conspirationnistes il réunit sans difficulté une foule d’arguments individuellement valides : les trucages du marketing, la faible scientificité présidant à la conception des chaussures, les standards esthétiques, etc. Mais Ratel a simplement zappé que la chaussure vêt un bipède dont le mode de vie a profondément changé au fil des siècles. Faire alors un encart sur les Tarahumaras, une ethnie mexicaine qui continue à courir sur les sentiers en sandales à défaut d’un autre moyen de locomotion, en la présentant comme l’exemple à suivre, semble du plus haut comique dans une civilisation qui a inventé le gyropode pour éviter de marcher dans les couloirs.

La flemme a remplacé la flamme

En fait l’article de Ratel peut presque être conservé en l’état, en remplaçant seulement “chaussure” par “rareté des occasions de faire travailler la musculature du pied”. Et tout est dit. En effet, vous pouvez chausser un pied très actif dans sa journée avec à peu près n’importe quoi, il n’en souffrira guère. Plus il bouge dans des conditions variées plus il devient adaptable grâce à des boucles réflexes sensitivo-motrices plus complexes et exhaustives.

Attention ! Je parle d’activité variée. Le problème signalé chez les coureurs est propre à la conception moderne de la course à pied, stéréotypée, sur terrain monotone, s’intercalant avec des périodes d’inactivité prolongée du pied. L’organe flemmarde des heures dans une voiture ou un bureau, remplacé dans sa fonction de support par les nonchalantes fesses qui le surplombent. Et brutalement le voilà poussé dans un travail intensif, installé dans la chaîne de locomotion, tabassé par la hiérarchie pesante des organes “supérieurs” empâtés par une alimentation surabondante. Est-ce une surprise que nous atteignons plus vite les limites de sa tolérance ?

Un ressort mobile

Nos malheureuses vertèbres sont plus mal loties encore. Contrairement au pied elles n’ont jamais été conçues pour des charges lourdes mais pour accompagner des déplacements de poids. C’est un ressort mobile et non l’ossature métallique d’un gratte-ciel biologique. Un immeuble n’est pas censé se mouvoir. Si la colonne vertébrale est légère c’est parce que le destin des créatures vivantes repose sur leur vivacité de déplacement. Immobile, la colonne perd sa fonction, qui est de relier les mouvements du haut et du bas du corps. Si la statufication s’éternise, elle perd son gainage musculaire, sa coordination sensitivo-motrice, la tonicité de ses disques intervertébraux, et même à long terme la densité osseuse de ses vertèbres. Pourquoi entretenir un organe dont la fonction ne sert guère ?

Réunir les multiples causes d’une maladie dans des pourcentages est forcément simpliste car ces causes sont qualitativement différentes. Mais s’il fallait le faire pour le mal de dos, 99% de sa causalité est dans l’hygiène de vie physique avant toute apposition d’accessoire sur le corps, qu’il s’agisse d’une chaussure, d’une ceinture ou d’un sac en bandoulière.

Qui est encore un bon sauvage?

Un corps est d’autant mieux organisé pour le mouvement qu’il reçoit en permanence un grand nombre d’informations à traiter, dans des contextes très divers. Plus nous bougeons, mieux nous bougeons. Le bon sauvage qui court dans sa forêt, escalade et se balance à une liane, a un système neuro-locomoteur d’une qualité telle que vous pouvez lui mettre n’importe quoi aux pieds et lui faire porter tout type de charge sans le moindre risque de traumatisme. Le citadin moderne, lui, est traumatisé par la moindre activité inhabituelle hors de sa sédentarité courante ou de ses entretiens physiques trop stéréotypés.

Heureusement il a toujours à sa disposition des activités libres et polyvalentes, certaines bien connues (yoga et autres gyms plurales), d’autres auxquelles il ne pense pas d’emblée (danse, théâtre). Bouger! est le mantra à suivre, et pour être séduisant il faut le rendre intéressant, en faire une oeuvre. Notre oeuvre est un perpétuel mouvement. N’oublions jamais d’y impliquer notre corps, qui n’est pas un simple moyen de locomotion remplaçable. Gardons à l’esprit que le cerveau, fondamentalement, est un rétro-contrôle visant à améliorer ces déplacements. L’être humain se déplace aujourd’hui dans des dimensions très abstraites… sans avoir changé de physiologie du mouvement. Que les neurones aient édifié une haute pyramide de complexité mentale ne change rien à leur biologie. Un corps s’auto-entretient parce qu’il bouge. La substitution fallacieuse de la bougeotte mentale à la bougeotte physique est bien la grande responsable de nos maux ostéo-articulaires chroniques. Accuser nos chaussures de nos lombalgies serait comme accuser un chapeau de nos cervicalgies par le poids qu’il exerce sur la tête. On accuse un accessoire.

Semelles classiques et proprioceptives

Les vrais savants connaissent les limites de leur savoir. Les vrais podologues savent que leur spécialité n’est pas une science exacte. Elle est divisée en deux écoles, classique et proprioceptive, aux vues adverses voire irréconciliables. Les semelles classiques ont un rôle de soutien et protection. Elles cherchent à compenser le défaut d’adaptation du pied à un environnement difficile. Les semelles proprioceptives sont plus ambitieuses, visant à stimuler l’adaptation du pied, dites ainsi plus “naturelles”. En fait les unes et les autres sont complémentaires, en fonction de la personne et du type de problème rencontré. Nos activités quotidiennes étant variées il faudrait même une “garde-robe” de semelles en fonction du contexte, semelles de stimulation pour les phases de mouvement, de soutien pour les phases statiques.

La même philosophie s’applique aux chaussures : une chaussure pour chaque pied dans chaque contexte. La chaussure pour son rôle de protection remonte aux aubes de l’humanité, bien avant toute notion de marketing. Il faut être vraiment coincé dans l’instant présent pour pondre un article tel que celui de Ratel. Nos pieds n’auraient jamais traversé la diversité des terrains qu’ils ont rencontrés sans les chaussures. Aujourd’hui même des terrains plats et lisses leur posent problème… parce qu’ils sont en vacances la majeure partie du temps sous un bureau. Ils ont donc bien davantage besoin de soutien que les pieds du sauvage qui court quotidiennement dans sa forêt.

Minimalisme ou éclectisme?

La règle pour choisir des chaussures est simple : passez deux heures dans le magasin à essayer toutes les paires. Les femmes doivent passer aussi au rayon des hommes. Le verdict est donné par l’écoute de vos pieds, des messages de satisfaction qu’ils vous envoient. Vous hésitez ? Prenez plusieurs paires. Changer de chaussures selon le contexte personnalise la vie de vos pieds et stimule la versatilité de votre démarche, l’adaptation de votre système locomoteur à toutes ces ambiances. Le grand drame des pieds, et par ricochet de la colonne vertébrale, est la terrible monotonie de leur quotidien. Emmenez-les danser !!

Est-ce parce que les pieds sont loin du regard, et leur plante invisible, que l’esprit génère tant d’idées déconnectées de leur réalité ? Est-ce le boom de la philosophie naturaliste qui veut recoller nos pieds à la terre, les débarrassant de toute interface qui nous séparerait de mère Gaïa ? Dévêtons-les de leurs chaussures, ces oripeaux de la technologie. Nus, ils font paraître ridicules ces jambes de pantalon qui se terminent juste au-dessus. Ôtons-les aussi ! Exposons au monde ces membres qui nous supportent bravement sans fléchir. Allons jusqu’à exposer cette pilosité génitale honteusement cachée depuis des siècles pour cause de bigotisme culturel. Étendons-nous sur Gaïa et copulons avec elle de tout notre être, sans protection aucune…

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