Strates de coopération
Il y a maintenant une douzaine d’années, je présentais à mes collègues rhumatologues un topo original sur l’origine des maladies auto-immunes, intitulé “Strates: de la bactérie au rhumatisant”. J’y développais une vision ontologique à partir de l’organisation fondamentale du vivant. Les ‘strates’ sont, en partant des molécules, leur fusion en biomolécules réplicantes, leur organisation en micelles, l’indépendance du milieu interne qui en fait un micro-univers, la sélection des plus stables parmi ces entités, la dispersion rapide de celles qui se divisent, la coopération entre entités spécialisées au sein d’une structure plus vaste. Les premiers virus, fungus et procaryotes sont nés, assemblages biomoléculaires complexes.
La coopération ne s’est pas arrêtée là. Différentes espèces d’entités primitives associent leurs caractéristiques quand elles sont synergiques. Exemple trouvé récemment : un organisme unicellulaire recouvert de bactéries magnétotactiques. L’unicellulaire fournit les bactéries en énergie sous forme d’hydrogène. Les bactéries permettent à l’unicellulaire de s’orienter dans les sédiments où il vit, grâce au champ magnétique terrestre.
Symbiose intégrative
Comment rendre cette symbiose encore plus efficace ? En la rendant permanente au sein d’un organisme unique. C’est le cas des mitochondries, petites centrales énergétiques qui ont fini par intégrer définitivement les eucaryotes.
Mais une cellule ne peut pas grandir indéfiniment. Elle devient trop fragile. La strate suivante est l’association entre cellules évoluées. Leur nombre grandit. Elles ont été sélectionnées pour leur capacité de multiplication remarquable. Comment vont-elles se partager le même pool de ressources ?
Tables des lois cellulaires
Des lois reproductibles doivent concrétiser la coopération optimale. Jusque là, les cellules sont des procaryotes, simples bactéries sans noyau ni organites. À présent il faut mieux organiser le matériel génétique et assurer qu’il soit commun à toutes les cellules. Les chromosomes apparaissent et sont protégés par un noyau, qui a pu être initialement un procaryote spécialisé dans le stockage durable de l’information. Les cellules deviennent eucaryotes.
Les virus qui survivent, dans la compétition avec ces entités désormais plus complexes et plus adaptables qu’eux, sont ceux qui détournent les ressources des eucaryotes à leur profit. Ils trichent en incluant leur information dans celle à dupliquer. Beaucoup de gènes sont échangés et intégrés par le biais de ces virus, qui tentent perpétuellement d’interagir avec les eucaryotes.
Complexification du code et des organes
Comment les cellules parviennent-elles à former un organisme plus grand ? En spécialisant leurs colonies dans des tâches complémentaires. Les organes sont nés. Toutes les cellules partagent le même code génétique de “bonne conduite”, mais en utilisent préférentiellement une partie. Les chromosomes eux-mêmes se complexifient. Désormais l’épigénétique, fondée sur le déploiement et reploiement de l’ADN, rend accessible ou non des parties du code.
Ce règlement strict permet enfin l’apparition de grands organismes. Les colonies cellulaires atteignent une taille faramineuse (3×1013 cellules dans un humain de 70kgs) tout en formant une entité soudée et mieux spécialisée pour la survie. Renoncer en partie à sa liberté pour se reproduire et durer : une règle sociale de base que les eucaryotes ont trouvé bien avant Homo Sapiens.
Les tricheuses
Et si des cellules trichent en reprenant leur liberté sans quitter l’organisme ? Les tricheries sont souvent payantes. C’est pour cela que chez les cellules comme chez les humaines, elles perdurent. Qui peut résister au désir de s’accaparer plus de ressources que les autres ? Les cellules voleuses sont appelés cancéreuses. Méchante épithète bien méritée. Mais les délinquantes ne font que revenir à leur intention primitive, celle de se multiplier tant qu’il existe des ressources pour le faire.
Les cellules ne deviennent pas volontairement cancéreuses. Leurs débordements viennent d’une altération du code génétique. Les lois disparaissent, les chaînes s’évanouissent. La cancéreuse se retrouve libre et frétillante au milieu d’un gigantesque garde-manger. Pourquoi chercherait-elle à quitter les lieux ?
La parole à la défense
Les mutations, invasions virales, et agressions toxiques de l’ADN sont si fréquentes que l’organisme a deux types de défenses contre les continuelles transformations cancéreuses :
1) Des gènes tueurs sont introduits dans le code. Ils font mourir la cellule si elle cesse manifestement de suivre le règlement commun. TP53 (tumor protein 53) est un gène suppresseur de tumeur présent en 2 exemplaires chez l’humain.
2) Le système immunitaire regroupe les cellules spécialisées dans la police à l’intérieur de l’organisme. Elles sont chargées de détruire les virus et bactéries qui n’ont rien à y faire, ainsi que les cellules échappant au code.
La compétition attaque/défense est permanente. Les cancéreuses qui survivent sont celles qui parviennent à se faire passer pour normales. La police se fait gruger. Un gang se forme sous leur nez. Bientôt il sera une armée. Il rackettera et étouffera l’économie des autres cellules. C’est la fin.
L’excès auto-immunitaire
Le système immunitaire tombe aussi dans l’excès inverse. Il lui est difficile de repérer les bons citoyens, affichant les bonnes molécules de reconnaissance, au milieu des centaines de milliers de molécules différentes qui sont à l’extérieur et parviennent fréquemment à traverser l’organisme, par ingestion ou par de petites brèches. La police est sur le qui-vive, au point qu’elle se met parfois à agresser les bons citoyens.
C’est l’origine des maladies auto-immunes. Le système immunitaire déclare étrangères des cibles appartenant à l’organisme. Les articulations sont fréquemment concernées. La polyarthrite est la plus fréquente des manifestations auto-immunes. Vous avez compris pourquoi j’ai placé cette diatribe un peu longue en introduction de mon topo. La polyarthrite, ce sont d’innocentes articulations qui se font tabasser par la police, parce que leur passeport a été utilisé par des intrus. Elles payent autant qu’eux, voire à leur place quand ils ont disparu, encore bien des années après.
Blocage ou stimulation de l’immunité
Le traitement n’est pas facile. Impossible de faire oublier une cible. Il faudrait enlever sa photo de toutes les cellules immunitaires ! Alors le médecin tente de calmer la police, lui diminue ses fonds. Il utilise des bloqueurs immunitaires.
Démarche inverse à celle du cancer, qui est le trouble opposé. Puisque la police ne reconnaît pas les bandits, il faut lui remettre des portraits-robots sous le nez, plus détaillés. L’immuno-stimulation est le traitement le plus prometteur des cancers.
Topo précurseur
Si je vous parle aujourd’hui de cette introduction très peu conformiste à l’époque, c’est que je viens de la lire presque mot pour mot, douze ans après, dans un article de Pour la Science par Athena Aktipis, du centre Évolution et cancer de l’université d’Arizona. Le texte est magistral (forcément 🙂 et ajoute des observations qui s’intègrent remarquablement à cette approche ontologique.
Elle explique ainsi le constat étonnant que les animaux de grande taille font autant ou moins de cancers que les petits. Pourtant plus le nombre total de cellules est grand, plus les chances que certaines mutent et échappent au système immunitaire est élevé. Mais l’évolution a veillé à créer les conditions du gigantisme. Baleines et éléphants sont rarement touchés par les cancers, contrairement à des animaux bien plus petits. C’est le paradoxe de Peto, du nom de l’épidémiologiste anglais qui en fait le premier la remarque, en 1977.
Martine à la plage et Peto chez les baleines
Le paradoxe de Peto s’explique par la présence chez baleines et éléphants de multiples copies de gènes tels que TP53, le tueur de tumeurs. Les éléphants en ont une quarantaine. Les humains touchés par le syndrome de Li-Fraumeni, à l’inverse, ont perdu l’un de leurs deux TP53. Ils sont extrêmement vulnérables au cancer (90% de chances d’en développer un avant 60 ans).
Athena Aktipis souligne également que les cellules cancéreuses ont repris la liberté d’une colonie bactérienne indépendante au point de coopérer entre elles. Elles se déplacent par petits groupes et reconstruisent une architecture de vaisseaux sanguins à leur profit exclusif. Les métastases sont des colonies clones qui s’installent partout dans l’organisme.
Pas de suicide sans voir la corde
Évidemment ce n’est pas très malin de leur part, puisque l’organisme finit par en mourir. Mais ces cellules redevenues primitives n’ont aucun outil pour modéliser un tel destin. Il faut beaucoup de strates supplémentaires de complexité, organiques puis mentales, pour qu’une couche d’abstraction finisse par y réfléchir… ainsi qu’à l’éradication des contrevenantes, avant qu’elles aient causé trop de dégâts. Enthousiasmez-vous pour cette approche ! L’immunothérapie, en essayant de rétablir le fonctionnement correct de la police, est en train de transformer le pronostic des cancers avancés…
…et de nous déclencher des polyarthrites chez les traités. Ce n’est pas une surprise. Attention à ne pas exciter trop la police !
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Ectosymbiotic bacteria at the origin of magnetoreception in a marine protist, 2019
Cellules malignes : le retour de l’égoïsme primitif, 2022
Lire la théorie qui a permis d’imaginer cette physiopathologie du cancer et des rhumatismes dix ans avant sa publication scientifique :
Surimposium