Abstract: La douleur-réparation est souvent confondue avec la douleur-lésion. Or les attitudes à suivre sont très différentes. À la recherche de la signification de nos ressentis, n’oublions pas que leur interprétation est consciente mais leur création corporelle. Retrouver leur propriété est dire “Ce corps est le mien”. En effet cette propriété se perd aujourd’hui dans les réseaux d’information où le cerveau noyé l’abandonne à des interprétations étrangères. Il se piège ensuite dans un labyrinthe médical dont il pourrait sortir par un moyen très simple : se reconnecter au détail de ses sensations corporelles. La sédentarité favorise la déconnexion et amoindrit la signification des signaux sensoriels. La douleur est utile aux actifs physiques, frein nécessaire après une lésion, se renforçant si des limites sont dépassées. Cette discrimination n’existe pas chez le sédentaire. Devant une douleur stationnaire en l’absence d’activité, il se pense victime d’une lésion cachée.
Partie 1: La douleur interprétée
Racines de l’identité
Nos sensations deviennent, avec le temps, des interprétations. Primitivement elles dirigent nos comportements. Enfants, nous agissons “sans réfléchir”. Puis les apprentissages conduisent à analyser les sensations et moduler les réactions qu’elles provoquent. Une conscience partagée vient ainsi s’inscrire dans nos habitudes. Cette partie du mental est moins personnelle que nos sensations primitives. Lorsque nous “cherchons notre identité”, il est plus difficile de la trouver dans les mimétismes sociaux que dans nos impressions corporelles. Les racines du Moi, ce sont bien nos signaux physiques avant toute interprétation venue des autres.
Il est alors essentiel de toujours garder la propriété de ses sensations. Ce corps est le mien. Le cerveau n’en est qu’un des organes, conçu pour coordonner et améliorer le sort de l’organisme. Mon esprit est un rétro-contrôle des sensations qu’il produit. Sans organisme en bon état, mon univers mental n’a aucun espoir de survivre, sauf à l’état de traces figées par mon décès physique.
Le corps, d’essentiel à facultatif
Élémentaire ? Pourtant les priorités sont aujourd’hui inversées. Le corps est devenu un véhicule pour un cerveau infatué dans son univers virtuel. Les dysfonctionnements physiques déclenchent des récriminations à propos de ce support biologique archaïque et fragile. Loin de nous estimer propriétaires de nos gènes, ceux-ci sont vus comme résultat d’une loterie où les grands gagnants sont l’exception et les petits perdants la règle.
L’esprit juge sans mansuétude sa propre constitution physique. Loin de s’estimer à son service, il a rabaissé le corps au rang de serviteur stupide, qui ne fait jamais parfaitement ce que l’on attend de lui. Ou bien il est un hébergement forcé, on aurait préféré en louer un autre, il est mal foutu, sent vite mauvais, subit des pannes incessantes, est parfois si inconfortable qu’il faut avaler continuellement des psychotropes pour effacer l’expérience d’être à son bord.
Où la sensation se forme-t-elle?
Une sensation est-elle réelle, physique, ou virtuelle, interprétée ? Initialement ce n’est qu’un bouquet d’excitations électro-chimiques. C’est l’endroit où cette excitation va parvenir, dans la profondeur des réseaux neuraux, qui définit sa signification. De ‘piqûre sur la peau’ elle devient ‘insecte en train de me bouffer et peut-être me transmettre une maladie’.
Aucune signification universelle à la sensation, donc. Elle est personnelle et spécifique à l’étage neural en train de l’analyser. Enrichie dans l’espace conscient par une foule d’autres signaux contextuels et filtrée par des concepts culturels, scientifiques, philosophiques ou religieux. Une ‘douleur’ est devenue ‘souffrance’.
Du standard biologique à la diversité consciente
À l’étage des capteurs sensoriels, la douleur est plutôt standardisée d’un individu à l’autre. La génétique produit quelques variations de sensibilité mais les capteurs envoient des trains d’excitations comparables. À l’étage conscient, après que les signaux aient traversé moult filtres personnels, la standardisation a disparu. La souffrance est la mienne et celle de personne d’autre. C’est intéressant si je veux la dissimuler, mais un gros inconvénient si je veux la partager avec d’autres. Ils vont interpréter ma souffrance avec leurs propres critères et ne pas être forcément d’accord avec ma signification personnelle. Les ennuis commencent.
Qui a raison ? Suis-je le seul à pouvoir exprimer correctement ma souffrance ? Assurément, puisque je suis l’unique invité de l’expérience. Sa description “à la première personne” ne peut m’être dénigrée. Qu’un autre me dise « Tu ne souffres pas vraiment » est un déni de mon indépendance mentale. Celui qui tient un tel discours cherche à s’imposer à moi, avec son idée qu’il n’éprouverait pas de souffrance à ma place. Il a surtout du mal à admettre qu’il existe autre chose que son propre esprit. Un solipsiste que je peux ignorer. Mais il est plus difficile d’écarter celui qui me dit « Tu ne souffres pas pour les raisons que tu crois ».
Mon expérience est authentique, mais mon interprétation est-elle bonne ? Ce qui éprouve est l’étage final de l’analyse, pas les capteurs. La communication se fait-elle correctement entre les deux ? Mes mots sur la souffrance sont-ils les bons ? D’accord, ces questions nous éloignent du simple constat « J’ai mal » dont tout le monde cherche à se débarrasser. Mais J’ai-mal n’est pas toujours le bon constat. Souvent c’est Je-me-sens-mal. J’ai-mal c’est être propriétaire de sa douleur. Or justement, suis-je bien informé de l’état de mon corps ? Il existe des examens complémentaires pour le confirmer. Mes sensations sont-elles bien concordantes avec ce qu’ils indiquent ?
Partie 2: Dans le labyrinthe médical
La cuisine de l’image du corps
L’interprétation consciente de la douleur est coiffée aujourd’hui par un mélange hétéroclite d’informations étrangères. Infos glanées sur le net, avis de proches et de doctinautes, magazines santé, les experts sont partout !… et le mélange ne fait pas une expertise. Pièces du puzzle juxtaposées plutôt qu’intégrées. L’image diagnostique peut être proche ou totalement erronée. Elle manque surtout d’indépendance avec ‘ce qui éprouve’. S’examiner est nécessairement prendre de la distance avec se présenter.
Un médecin a couramment affaire aujourd’hui à des patients auto-persuadés de diagnostics parfaitement fantaisistes. Il est d’autant plus difficile de les en détourner qu’ils sont conçus pour s’insérer parfaitement dans leur univers mental. Éviter des conflits. L’erreur serait-elle à leur avantage ? Pas forcément. Beaucoup de personnes ont une image très défavorable d’elles-mêmes et l’auto-diagnostic est moins conflictuel en la confirmant.
Les médecins sont ainsi fréquemment confrontés à la surenchère. Suspicion d’une maladie grave qui n’existe pas. La dérive est particulièrement fréquente en cas de douleurs pénibles, dont la majorité ont pourtant des causes bénignes. La surenchère va entraîner pléthore d’examens pas toujours anodins, ajouter des traitements intermédiaires peu utiles, ralentir le vrai diagnostic et sa prise en charge. Le médecin est sur le fil du rasoir pour canaliser les demandes : le risque zéro de maladie grave n’existe pas. Nous sommes tous mortels.
L’animal ne se trompe pas
Parcourir ce labyrinthe médical interminable et plein de pièges est-il indispensable ? Le plus dramatique est que, presque toujours, la personne serait capable d’indiquer correctement la gravité de ses troubles si elle écoutait correctement ses signaux physiques. Un parallèle est éloquent : l’animal, dépourvu de représentations conscientes sophistiquées sur son état physique, connaît à tout moment son pronostic vital. Sans l’intermédiaire d’aucun soignant. Il est connecté plus directement à ses signaux corporels, informé de ses chances de survie, incité instinctivement aux comportements salvateurs. Avec sa panoplie de moyens ridiculement limitée par rapport à la science médicale, l’animal s’auto-diagnostique de manière plus efficace que la majorité des humains modernes. Il est même capable de repérer les plantes aux effets bénéfiques sans jamais avoir mis le pied dans une pharmacie.
L’humain, lui, a placé un écran entre ses sensations de première main et son interprétation consciente. Celle-ci est envahie par le marketing santé, l’ésotérisme du bien-être, la psychologisation excessive de signaux physiques simples. Un banal dérangement intervertébral, dysfonctionnement mécanique fréquent dans nos vies devenues sédentaires, peut entraîner des mois d’errance médicale, d’inquiétudes injustifiées et d’agressions thérapeutiques inutiles. Sans parler du budget conséquent prélevé sur la solidarité sociale par ces accidents individuels. Une histoire sérieuse sera dépistée pour 99 problèmes d’hygiène de vie. Le coût du repérage du cas sérieux est astronomique ! Parce que les cent personnes ont remplacé leurs impressions corporelles par des interprétations médiatiques étrangères.
Partie 3: Suis-je lésé ou en train de cicatriser?
Des terminaisons libres qui nous ligotent
Un exemple des plus courants, qui fait le titre de l’article, est la douleur-réparation confondue avec la douleur-lésion. La douleur est un signal émis normalement au-dessus d’un certain seuil d’agression des tissus, par des terminaisons nerveuses libres (nombreuses dans la peau, la couche externe de l’os, les enveloppes articulaires; rares dans les viscères; absentes dans le cerveau). Ces terminaisons sont excitées brutalement par des pressions fortes, chocs électriques et thermiques, ou plus chroniquement par l’hypoxie ou des substances chimiques irritantes.
La douleur est une alerte efficace dans les traumatismes et gradue la sévérité de l’agression. Deux types de fibres communiquent l’alarme au cerveau : 1) Les rapides A-delta (20m/s) font le caractère aigu et intense, assez bref. 2) Les C plus lentes (2m/s) produisent une douleur plus sourde mais prolongée.
L’interruption de l’agression met-elle fin à la douleur?
Pas instantanément. La rémanence du signal des fibres C maintient un éveil salutaire vis à vis d’autres agressions. Le trauma peut avoir lésé les tissus, qui se réparent sous l’effet du processus inflammatoire. L’inflammation a une connotation péjorative en raison de la douleur associée mais est bien le phénomène qui nous répare et non une anomalie à supprimer le plus vite possible. Beaucoup de pathologies courantes sont liées à une réaction inflammatoire insuffisante qui n’aboutit pas à restaurer l’intégrité des tissus.
En effet, l’inflammation tend à se réduire spontanément. Des facteurs pro-inflammatoires l’entretiennent au début, activés par les débris cellulaires, puis d’autres facteurs l’inhibent une fois la réparation bien avancée. Le milieu inflammatoire est riche en enzymes irritantes pour les terminaisons nerveuses. La douleur inflammatoire est donc inévitable, normale, tend à diminuer au fil des heures et des jours. Elle fait protéger l’endroit lésé, limite sa sollicitation dans les mouvements, sans l’interdire comme la douleur aiguë initiale.
Un frein devenu inutile
Du moins c’est ainsi que l’évolution a défini son rôle chez l’humain ancestral, un chasseur-cueilleur qui devait chercher sa pitance sans faillir, et voyait sa survie menacée dès qu’il restait immobilisé. À cette époque la douleur était un frein utile et nécessaire. Nos ancêtres étaient de grands agités, les pieds sans cesse en éveil. Aujourd’hui, nous pouvons rester alités des mois sans mettre notre vie en danger. Ou passer des journées entières assis devant un écran avec la nourriture livrée à heure régulière. Mais nos capteurs de la douleur n’ont pas changé. Ils freinent quand il n’y a plus rien à freiner.
Chez l’humain actif, l’alarme sourde qu’est la douleur-réparation est noyée dans la multitude de signaux provenant de son appareil locomoteur en pleine exubérance. Raison pour laquelle nos douleurs se réduisent dans « l’échauffement » et les activités physiques soutenues. La douleur perd son statut de célébrité dans les réseaux neuraux. La conscience n’y prête plus attention. La personne active est correctement informée que la douleur-réparation n’exige pas de cesser ses activités, seulement à faire attention à l’endroit lésé. L’activité stimule l’anabolisme, c’est-à-dire les services d’entretien et de réparation de l’organisme. Circulation et métabolisme s’accélèrent. Squelette et muscles se renforcent. En toute logique, nous sommes conçus pour épargner les ressources en période de repos, les solliciter dans l’effort physique.
Frigo à pattes
Logique perdue avec le mode de vie contemporain. L’humain inactif dans son intérieur confortable voisine avec un frigo plein de ressources pléthoriques. S’il les avale sans nécessité, parce qu’il a pris l’habitude de manger à heure fixe, son organisme n’en a pas l’utilité et les stocke dans le tissu graisseux, devenant lui-même un frigo à pattes, ou plutôt à roulettes car il ne quitte guère son siège.
Quand la douleur-réparation n’est plus effacée par une activité forcée, elle reste dans son statut de douleur-lésion, permanente, dissuasive, inquiétante : « Si elle persiste, je dois avoir quelque chose de grave, une complication négligée ». L’imagination s’en empare, la mélange avec la multitude médiatisée des drames quotidiens, déroule des scénarios effrayants, convoque le principe de précaution. « J’ai une blessure invisible et ne dois plus rien tenter ».
La discorde corps/esprit
C’est en s’isolant radicalement des signaux corporels que la conscience en vient à des conclusions aberrantes. Comme le médecin d’ailleurs, quand il ne tient pas compte des données de ses examens. La conscience n’en démord pas et néglige tous les signaux qui la contredisent. Pur conspirationnisme de la tour de contrôle contre ses propres mécanismes. Si elle décroche de son idée fixe et recommence à éprouver son corps, elle devient plus animale et parfaitement informée de la juste valeur des dégâts.
Un médecin expérimenté sait déceler les signes de la discordance. Le langage du corps est bien différent du discours de la conscience quand les deux communiquent mal. Le vocabulaire choisi en dit long. Le douloureux utilise des mots extrêmes, emphatiques, en opposition avec une posture plus nonchalante, comme si sa conscience voulait convaincre le reste de son être que la situation est grave, et pas seulement son interlocuteur.
Lorsque le dialogue est vraiment rompu, la gestuelle est très perturbée mais précautionneuse plutôt que douloureuse, comme si chaque mouvement pouvait déclencher une catastrophe, les possibles comme les impossibles. La conscience appuie en aveugle, terrorisée, sur des manettes qui peuvent lui envoyer des décharges douloureuses à tout instant.
Que faire?
En bref, reconnectez-vous à vos terminaisons libres, plutôt qu’à des terminaux liés par des intérêts commerciaux, ésotériques ou pseudo-philanthropiques. Mieux communiquer avec son corps ? C’est en stimuler les signaux, varier son langage, lui redonner sa versatilité. Excitez vos capteurs, chauffez, refroidissez, pincez, roulez, étirez, faites-vous masser. Cartographiez votre corps et vous saurez dans quel monde vous habitez.
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Terminaisons de la douleur, Le cerveau à tous les niveaux
L’inflammation